Cela faisait bien longtemps que je n’avais plus lu d’auteurs asiatiques, et bien cela m’avait manqué. Depuis un petit peu plus d’un an, j’avais Lala pipo de Hideo Okuda qui m’attendait dans mon tiroir de table de nuit (avec tant d’autres livres ! Mais qui ne connait pas ce problème ?) Je l’avais acheté sans trop y réfléchir à Gibert Jeune, profitant d’une virée à Paris pour faire le plein de livres français. Et quelle bonne surprise ce fut !
Hideo Okuda est un auteur japonais né en 1959 dont je n’avais jusque-là jamais entendu parler. Il a pourtant été traduit en français à plusieurs reprises et son œuvre a connu au Japon un succès que de nombreux auteurs envieraient. Un coup d’œil rapide sur Wikipédia confirme la liste des récompenses qu’il a obtenues. Bref, lui, grosse pointure, moi, gros ignare. Mais comme mon ignorance n’est pas le sujet de cet article, on va se pencher plutôt sur le livre.
Lala pipo, un roman léger pourtant très noir
Sur environ 280 pages, scindées en six chapitres, Okuda retrace les vies de six Tokyoïtes dont les destins s’entrecroisent. Une opération stylistique souvent vue, mais rarement réalisée avec autant de brio. Leurs points de contact sont subtils, naturels et bien amenés, sans jamais être forcés. Dans un Tokyo que l’on devine du début du XXIe siècle, Okuda dépeint dans Lala pipo les vies misérables de ces personnes qui ont abandonné, qui sont passées entre les mailles du filet que constitue une société moderne et ultra organisée. Des gens faibles, laids, lâches, mesquins, mais vrais. Durant cette lecture, j’ai eu envie de croire à une dystopie, que le trait de l’auteur était exagéré et que les choses ne peuvent être aussi glauques. Pourtant, ces vies sont saisissantes de réalisme, un réalisme sans fard et très cru.
L’horreur humaine ordinaire
Aussi détestables soient-ils, nos six protagonistes n’en demeurent pas moins attachants, du moins suffisamment pour donner envie au lecteur de poursuivre sa lecture. Le côté voyeuriste d’une situation malsaine peut-être ? Bien que prenant, j’ai eu du mal avec certains chapitres, j’ai passé deux nuits agitées par ce que je venais de lire. Finalement, n’est-ce pas le plus bel accomplissement pour un auteur que d’engendrer ce genre d’émotions aussi fortes ? Ces émotions sont tout particulièrement exacerbées par le style simple de l’auteur. En écrivant Lala pipo sans fioritures, le roman se lit très bien, presque comme un manga. Le style dépouillé et presque factuel, sans jugement, des scènes décrites, leur donne une force insensée. En tout cas, la traduction française donne cet effet-là.
Traduction française de Patrick Honnoré et Yukari Maeda
Bien que fervent admirateur de la culture japonaise, je ne parle pratiquement aucun mot de japonais. Loin de moi donc l’idée de critiquer le travail des deux traducteurs, Honnoré et Maeda, qui ont fait de l’original une version française à couper le souffle. En tant que traducteur, cependant, je bute facilement contre les difficultés que la traduction a pu poser.
Ainsi, Sayuri appelle volontairement « méchant » ses amants un peu trop récalcitrants ou violents. On imagine mal une femme violentée dire « méchant » à son agresseur. Mais le japonais n’offre sans doute pas d’équivalent approprié en français. Déjà, Sayuri ne crie pas, elle reste posée. Un mot plus fort que méchant, même simplement salaud par exemple, laisse penser qu’elle monte le ton, ce que Sayuri, en tant que Japonaise de 28 ans ne se permet sans doute pas. La situation, un exemple parmi plusieurs, est tellement japonaise et tellement étrangère à notre culture, que la traduction a une dimension supplémentaire que l’on ne rencontre pas (ou sans doute beaucoup plus rarement) dans la traduction depuis l’allemand ou depuis l’anglais. Le processus de domestication est tel qu’il remettrait en cause les thèses de Lawrence Venuti sur le sujet. Une domestication avancée du roman japonais en détruirait son ADN et l’on se retrouverait avec un roman complètement différent, et si ce n’est sans saveur, en tout cas avec un goût tout autre.
Lire Lala pipo ? Les yeux fermés.
Cela faisait bien longtemps que je n’avais plus écrit de billet sur un livre lu qui m’a particulièrement plu. Il faut bien admettre que Lala pipo de Hideo Okuda m’a laissé une telle impression que je n’ai pu retenir mon envie de partager mon plaisir et d’espérer donner envie à d’autres personnes de se plonger dedans !